"Longtemps j'ai cru qu'il y avait une gradation dans ce que j'éprouvais face à la mort d'autrui. Celle de mes aimés devant m'affecter plus que celle de personnes peu ou à peine connues. Avec le temps, cette vision a fait place à une autre : désormais, j'ai l'impression d'avoir un épieu fiché dans le coeur. Chaque fois que survient un nouveau décès, même lointain, c'est comme un coup de marteau qui enfonce ce pic plus loin encore. Jusqu'au moment où, totalement transpercé, mon coeur finira par éclater."
Extrait :
"La mort... Quand j'étais petite, on en parlait peu, surtout devant moi. Je savais seulement que ma grand-mère maternelle, avec laquelle nous vivions, avait perdu deux de ses cinq enfants. L'un, Charles, à vingt-deux ans, gazé à la guerre de 14-18 ; Emma, à douze ans, d'une méningite. Presque tous les jours, dans le Limousin, nous nous rendions à pied sur leurs tombes avec notre petit chien, et c'était une agréable promenade. Ma grand-mère se recueillait un instant, puis nous reprenions gaiement le chemin de notre chère maison de vacances. La vie nous paraissait alors tellement plus forte que la mort, et, pour ce qui me concernait, d'une telle vastitude... Je venais à peine d'y entrer, j'y étais, j'y avais droit, je m'y sentais bien, on ne me l'enlèverait pas ! Mon intuition était juste : ce sont les autres, pour la plupart, qui sont partis avant moi. Du fait de l'âge, de la maladie, parfois par accident ou par suicide, d'une mort chaque fois différente, souvent douloureuse, et bien trop tôt à mon gré. La première me prit de court et me ravagea : celle de ma grand-mère. Elle n'avait que soixante-treize ans, mais la déclaration d'une nouvelle guerre en 1939 - pour avoir connu la précédente, elle en mesurait avec justesse l'horreur à venir - déclencha chez elle un cancer de l'estomac dont elle mourut dans les mois qui suivirent."