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Constantinople, 638 ap. J.-C. Lorsque l'empereur Héraclius revint de guerre, non seulement c'était un vaincu, ses légions déshonorées, de vastes provinces depuis toujours romaines abandonnées à l'ennemi, mais en outre c'était un agonisant, il ne pouvait plus se traîner, il était tout gonflé de partout, le visage était boursouflé, les bras gros comme des jambes. Le ventre, surtout, était affreux à voir pour ses médecins et pour ceux qui l'habillaient : c'était une énorme besace blême, veinée de bleu, une cosmographie sanguinolente de furoncles, qui semblait près d'éclater. On incisait parfois, aux gémissements du monarque ; on en tirait un ou deux setiers d'humeurs malodorantes et de chyle, mais l'hydropisie se reformait, la hernie menaçait. L'empereur respirait mal. Il se plaignait de sentir son coeur battre comme s'il allait lui sortir de la poitrine, et cela lui faisait peur. Où était-il, l'impétueux guerrier qui vingt-huit ans plus tôt, à l'appel du peuple et des grands, avait surgi dans la Corne d'Or à la proue de sa galère, pour jeter bas le tyran Phocas ? Où était le sauveur de l'Empire, le vainqueur des Avars et des Perses, l'exaltateur de la Vraie Croix dans Jérusalem délivrée ? Il n'en subsistait que ce grabataire difforme, traîné sur sa litière comme sur une claie, et qui, de plus, perdait la tête. Lui qui avait jadis conduit toute une flotte de Carthage au port d'Eleuthère, glapit de terreur quand il fallut traverser le Bosphore pour regagner sa capitale et son palais. On dut aménager entre Galata et le quai de Perama un pont de bateaux que l'on recouvrit de planches, de branchages et de terre tassée, afin qu'il se crût sur un sol ferme ; il renonça même à demander par quel prodige soudain il n'y avait plus de détroit à franchir. Une double haie de soldats tenait les curieux à distance, tout au long des avenues menant au forum de Constantin, à l'hippodrome et à la porte du Palais sacré. Il huma des odeurs connues et multiples de bêtes et de gens, de nourritures et de crottins, les odeurs de cette ville qui lui répugnaient comme une digestion à ciel ouvert ; il entendit le brouhaha en plein air d'une foule cosmopolite et perpétuellement excitée, dont il s'était toujours méfié ; puis il sentit se refermer sur lui le silence non moins menaçant de l'immense édifice, dont il entrevit avec horreur défiler les cours et les portiques. Cent fois il avait considéré cet endroit comme sa prison ; c'était maintenant un mausolée, dans lequel on allait l'emmurer vivant. Il rêvait douloureusement que le temps inversât sa course. Il aurait voulu comme autrefois chevaucher et chasser à l'aigle sur les plateaux de sa terre natale, près du mont Ararat. Il aurait voulu se promener sur le port de Carthage et boire du vin dans le crépuscule, parmi les boutiquiers et les pêcheurs, en écoutant les sistres de quelque danse voisine. Il aurait voulu en somme retrouver les paradis perdus de son enfance et de sa jeunesse ; il n'était plus que la proie du tombeau impérial. L'image du Minotaure, qui avait déjà hanté son insomnie en d'autres temps, lui revenait ; il était le Minotaure prisonnier, un monstre qui fait peur, alors que c'est lui-même qui hurle, fou de terreur et de solitude. Ce qu'ignorait l'agonisant, qui n'en avait d'ailleurs plus rien à faire, c'est que Constantinople était consternée, car, nonobstant les reproches qu'on ne s'était pas privé de lui adresser en divers moments, Héraclius avait quand même été un bon empereur, qui s'était usé à la tâche durant toutes ces années. La faveur publique est impitoyable et versatile. Le remords la tenaillait à présent d'avoir si mal traité cet homme ; on se prenait à l'aimer ; bien tard, bien tard.
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