Quand, en 1923, sort, dans l'indifférence générale, la Conscience de Zeno, les thèmes que le premier Svevo avait annoncés étaient apparus en même temps chez des auteurs étrangers, un art en émanait, désireux de totalité et d'extrêmes difficultés psychologiques, un sondage infatigable dans les régions les plus obscures de la conscience. Le temps tend désormais à renouer avec le poème grâce à la vieille recette de « la tranche de vie » (*), et on y célèbre de-ci de-là l'Ulysse moderne et son désespoir à peine masqué par un sourire. Tendances sans doute plus confuses et velléitaires qui, fixées dans de claires réalisations artistiques et en phase avec la littérature étrangère plus qu'avec la nôtre, condamnée à peu de sujets et à peu de certitudes, mais des tendances, en tout cas, réelles, qui ne pourraient être niées sans une distorsion évidente de la vérité. On pense au binôme Freud-Joyce. Et il ne faut pas oublier les relations personnelles qui unirent Svevo et Joyce. On dirait que, ayant pris conscience des courants littéraires rappelés plus haut et de combien ces tendances avaient anticipé ses propres livres, Svevo avait tenté de tirer les conséquences majeures des tentatives de jeunesse et de nous donner le poème de notre complexe folie contemporaine. Ayant rompu les digues du roman « vieux style » (*), qui avait pourtant favorisé son inspiration, Svevo fait entrer dans son monde le courant ambigu et souterrain de la psychanalyse. L'écrivain, qui avait opté pour le choix de la rigueur, enregistre, annote et ne refuse désormais aucune aventure. Le livre doit émerger de l'inconscient, se former, se définir de soi-même. L'art donc comme témoignage et dehors. Il existe une masse sentimentale, un centre concret, mais il est projeté dehors, vers l'extérieur, on dirait parfois qu'il est illusoire et gratuit. Comment résumer la Conscience de Zeno ? C'est une entreprise désespérée et, d'autre part, le livre est facile à circonscrire, bien qu'il puisse être dangereux de commencer la propre connaissance de Zeno. Zeno Cosini, riche, aboulique autant que névrotique et malade imaginaire aux innombrables maux, devenu vieux, écrit son autobiographie pour satisfaire les désirs d'un docteur qui le soigne avec la méthode psychanalytique. Remontons, nous aussi, le cours de sa vie, entrons chez lui dans la villa Mafenti, où se trouvent trois jeunes filles à marier, deux d'entre elles refusant en une demi-heure la main de Zeno, auquel il ne reste plus qu'à se fiancer, peu après, avec la troisième soeur, Augusta, de peur que les refus précédents lui procurent une nuit d'insomnie.