L'auteur de ce Journal, sans doute « le seul à avoir été tenu en Russie durant ces années mémorables (1920-1922) », n'est ni un réactionnaire, ni un conservateur, ni un libéral, mais un révolutionnaire communiste anarchiste, un enthousiaste de la Révolution. Comme il l écrit, Octobre 1917 a été pour lui le plus grand événement de sa vie, le moment inouï où toutes ses aspirations à l émancipation humaine étaient soudain susceptibles de s accomplir, d être enfin satisfaites. D où la question : comment, par quelles voies un enthousiaste de la révolution de 1917 a-t-il pu écrire un livre qui a pour titre : Le Mythe bolchevik, et pour visée une démystification informée et impitoyable de cet événement qui a constitué jusqu en 1989 un des piliers de notre monde, de notre horizon historique ? C est qu en dépit de son enthousiasme pour Octobre, Alexandre Berkman n accepta pas davantage une soumission sans réserve au bolchevisme. Il choisit le rôle de collaborateur et d observateur critique qui, au fil des mois et des événements, se transforma peu à peu en une position plus en retrait, celle d un guetteur averti, inquiet, soucieux de percevoir le ou les moments où l événement révolutionnaire s exposait à basculer soudain en son contraire, quand une forme d opposition à la révolution naît de l intérieur de la Révolution (Karl Korsch).
Historiquement, la particularité du bolchevisme est d être contemporain de la forme institutionnelle inédite qui le nie, à savoir les Soviets contre l État qui prétend à tort s identifier à la Révolution. Le journal de Berkman fait apparaître le sans-précédent du bolchevisme : comment la contrerévolution s exerce contre une inventivité révolutionnaire nouvelle, les conseils d ouvriers et de paysans, et à Cronstadt, en 1921, le Comité révolutionnaire de marins et de soldats, écrasé au moment même où l on célébrait l anniversaire de la Commune de Paris.
Voilà pourquoi le livre que vous tenez entre les mains est exceptionnel. Il porte, au-delà d Octobre, une autre vision de l histoire du vingtième siècle et, du même coup, une autre appréhension du présent.