Barcelone, quartier de Guinardo, années noires du franquisme : on retrouve dans ce roman l'univers habituel de Juan Marsé, mais il s'agit cette fois d'une histoire où il sera bien difficile de démêler le rêve de la réalité. L'intrigue est simple en apparence : un homme, Victor Bartra, ancien libertaire clandestin antifranquiste, a disparu dans le ravin qui s'ouvre près de sa maison, après avoir échappé de justesse à la police du régime venue l'arrêter. Mais qu'en est-il en fait ? Victor était-il vraiment un héros, comme le pense David, son fils adolescent, ou bien a-t-il simplement fui le domicile conjugal ? Autour de ce fil conducteur s'organise le récit, mené le plus souvent par le jeune frère de David, qui voit les choses d'un lieu un peu particuliers : il n'est pas encore né, et se trouve bien à l'abri dans le ventre de sa mère. Celle-ci, une belle rouquine, attire l'attention de l'inspecteur Galvan, qui enquête sur la disparition de son mari, et qui peu à peu tombe sous le charme, après s'être immédiatement gagné l'inimitié de David, à qui on ne la fait pas, surtout si on est de la police.
Ce qui fait la force de ce nouveau roman de Juan Marsé, comme toujours, c'est l'aptitude de ce dernier à créer un univers et surtout à faire vivre des personnages qui deviennent aussitôt inoubliables. Qu'il s'agisse de David, adolescent meurtri et rêveur, qui reporte son affection sur le pauvre chien qu'il a recueilli, ou de sa mère, cette splendide « Rouquine » mystérieuse et fidèle, mais dont on devine les émois, ou de l'inspecteur Galvan, personnage complexe, à la fois brute meurtrière et coeur tendre, ou du pauvre Paulino, copain de David martyrisé par un oncle sadique, et avec lequel il chasse les lézards dans le fameux ravin, tous prennent une profondeur sans jamais être décrits ou presque, et presque uniquement à travers leur façon de s'exprimer et de communiquer avec autrui, à leur manière de se comporter. En tout cas, la façon dont Juan Marsé traite ses personnages (comme toutes ses créatures précédentes), c'est-à-dire avec pour les faibles une énorme tendresse qui n'empêche pas la dérision et l'ironie, est certainement un des traits marquants de son art.
Le présent roman manifeste un désir de l'auteur de créer une structure narrative nouvelle, un peu comme il l'avait fait pour Adieu l'amour, adieu la vie, et qui s'adapte à merveille à son propos, en apportant une certaine distance par rapport à la « réalité » décrite, réalité dont les frontières avec l'imaginaire sont ici extraordinairement floues, tout comme celles qui séparent la vérité du mensonge, le bien du mal, etc. Cette complexité ajoute encore au plaisir du lecteur, qui sent dès les premières pages quel formidable conteur est Juan Marsé, et qui ne peut plus, dès lors, lâcher un livre qui le tiendra en haleine jusqu'au bout, et qui sollicitera à la fois son esprit et ses affects : voilà bien un de ces romans qui marquent, et qu'on n'oublie plus quand on les a lus. Un roman qui prouve une fois de plus, que Juan Marsé fait partie de ces auteurs qui ont su construire un monde qui n'est qu'à eux, mais qui, pourtant, semble d'emblée familier au lecteur.