Jean-Luc Nancy, "L'Autre Portrait"
2014 | ISBN-10: 2718608986 | 109 pages | PDF | 7 MB
L'altro ritratto : cette expression a d'abord été, en italien, la formule avancée pour amorcer un projet d'exposition. Deux significations s'imposent aussitôt en même temps : d'une part «l'autre portrait» comme un portrait différent de celui que nous connaissons, que nous pensons avoir passablement identifié comme la notion ou l'idée de «portrait» ; d'autre part, et selon la ressource propre de l'italien, «l'autre retiré», l'autre en tant qu'autre du même (ou du propre, ou du soi) considéré dans un retrait - une retraite, un recul, voire une disparition - qui serait lui-même un effet ou une propriété du portrait.
Cette expression présente donc deux exigences : celle de considérer la ou les différences propres du portrait contemporain, pour autant qu'il soit possible d'en risquer une sorte de caractéristique ; celle de considérer dans le portrait le retrait de l'autre dans sa (re) présentation même. Les deux exigences se rejoignent, si le portrait contemporain met l'accent - plusieurs sortes d'accent - sur la fuite ou sur l'étrangeté de ce (lui/elle) dont il fait portrait.
En son sens ordinaire le «portrait» désigne la représentation d'une personne, singulièrement de son visage. Ce sens est une spécialisation d'un sens plus large : dessin, représentation en général, figuration, voire inscription ou gravure (ainsi des «lettres portraites» sur les épées chez Chrétien de Troyes). Le préfixe por (à l'origine pour) marque une intensification : le trait, le tracé est appuyé, porté en avant et son intensité le mène en direction d'une substitution du dessin à la chose dessinée. Le «pourtraict» ou «portrait» a aussi désigné la figuration des formes d'un bâtiment à construire, ou bien la description d'un état de choses ou d'une notion (par exemple, la santé). Dans le français actuel, il est toujours possible de parler du portrait d'une situation, d'une région, d'une activité, etc. (en ce sens on emploie aussi bien «tableau» ou «peinture», par exemple : «peinture des moeurs citadines»).
La langue italienne a retenu la composition du latin trahere, traciare, avec le préfixe re marquant l'extraction du trait, l'action de le tirer hors du modèle pour le reproduire. En même temps que le portrait, ritratto désigne aussi le retrait, la rétraction ou le retirement -sens qui se retrouve dans le français «retraite». (En revanche, dans certaines régions de France, on a employé jadis le verbe «retraire» au sens de «ressembler».) Comme dans le cas de «portrait», ritratto a eu aussi le sens de «représentation» non spécialisée dans le «portrait».