"Nous avions faim et froid, nous étions les partisans les plus désarmés du Piémont et, probablement, les plus démunis [.] Nous manquions d'hommes capables, et étions au contraire submergés par un déluge de gens disqualifiés, de bonne foi et de mauvaise foi, qui arrivaient de la plaine à la recherche d'une organisation inexistante." Ces quelques lignes du Système périodique révèlent un Primo Levi à la fois peu disert et très sévère sur les trois mois qu'il passa dans le maquis, à l'automne 1943. La chute était logique et plus encore, "conforme à la justice" : "Nous nous étions trouvés obligés en conscience d'exécuter une condamnation et nous l'avions fait, mais nous en étions sortis démolis, démoralisés, désireux de voir tout finir et de finir nous-mêmes."
Les deux résistants exécutés pour espionnage étaient innocents ; aujourd'hui, leur souvenir est entretenu comme "victimes du fascisme" sur le monument commémoratif à Turin. Le vrai mouchard sera condamné à la Libération, sur la base notamment du témoignage de Primo Levi, de retour d'Auschwitz. Levi avait échappé, le jour de son arrestation le 13 décembre 1943, à l'exécution immédiate en se déclarant juif et non pas partisan.
Tout l'enjeu de l'éblouissante réflexion de Sergio Luzzatto est de nous restituer la tension entre deux martyrologes, celui de la Résistance et celui de la déportation. Cette tension traversait l'existence de Primo Levi, quand il dénonçait tantôt au nom de son expérience de partisan les remontées néofascistes ou, au nom des déportés raciaux, les offensives du négationnisme contre les camps de la mort. Une fois encore, l'historien nous conduit fortement sur son territoire de prédilection : comment une démocratie peut-elle célébrer unanimement ceux qui la sauvèrent grâce au dissensus ?