Laure Adler - Simone Weil l'insoumise
Elle savait qu'elle pouvait en mourir mais que signifiait mourir ? Pour elle d'abord quitter ce corps, ce corps qui l'avait fait tant souffrir. Elle deviendrait peut-être absence-présence, jeune femme androgyne transformée en oie cendrée volant dans le ciel ou pure attente, enfin proche de l'extase mystique ? Elle ne le savait pas et ne voulait pas le savoir. Elle n'avait cure de ses migraines, de ses insomnies, de son état d'épuisement. Elle était tellement volontariste qu'elle pensait qu'elle allait encore gagner contre cette fatigue immense pour continuer à écrire sur l'avenir de la France et vivre enfin le moment où son pays serait libéré. Peut-être sa force psychique l'emporterait-elle sur son état de délabrement physique ? Dans son cahier, elle écrit : "sortir de soi, c'est la renonciation totale à être quelqu'un, le consentement complet à être quelque chose" (K16, ms 96). Elle n'avait pas encore réussi à sortir d'elle-même et à se contempler du dehors. Voulait-elle ressembler à son frère, son frère adoré, son frère qu'elle admirait, son frère qui savait tout et qui lui apprenait les mathématiques, la physique, le relativisme ? André qui croyait en elle, qui n'aimait pas être loin d'elle, qui l'invitait l'été dans ses séminaires à la campagne, entre mathématiciens fondateurs de cette école secrète, collective et anonyme, Bourbaki, à faire de l'algèbre le jour, de la politique la nuit.