"Pourquoi je lis ? Je lis comme je marche, sans cloute. D'ailleurs, je lis en marchant. Si je vous racontais le nombre de rencontres que j'ai faites grâce à ça ! Plus d'un horodateur de Paris a été ému de m'entendre lui dire «pardon monsieur !» après que je me fus cogné à lui en lisant un livre ou un autre. Au reste, ce n'est pas parce qu'on fait une chose aussi spontanément que marcher ou lire qu'il est inutile d'y réfléchir. La spontanéité ne légitime pas tout. Il y a des meurtres spontanés. «Spontanément.» Dans un premier temps, j'avais écrit «naturellement». Or, la lecture n'est pas plus naturelle que la marche. C'est même un des actes les plus acquis qui soient. Difficile, parfois. Tout le monde n'apprend pas à lire avec facilité. Il serait intéressant d'enquêter là-dessus. Les grands lecteurs seraient-ils des gens qui ont appris à lire facilement ? Pour ma part, cela a été facile, et presque immédiat. On m'a fait répéter un B, A, BA pendant quelques jours et, soudain, tout s'est libéré. J'ai lu. Cela vient peut-être de ce que c'était tardif ; au cours préparatoire. Je vivais dans l'indignation depuis un an. La plupart de mes amis avaient appris à lire en dernière année de maternelle. «Pourquoi ne m'apprend-on pas, à moi ?» demandais-je sans arrêt à mes parents embêtés. Ils n'avaient rien d'autre à me répondre que : «C'est la méthode de ton école. Il te faut attendre le cours préparatoire.» Et moi, montrant du doigt tout ce que je croisais d'écrit, affiches, panneaux, couvertures de magazines, je demandais : «Qu'est-ce qui est écrit ?» Il me semblait qu'on me faisait une grande injustice. Qu'on retardait mon entrée dans la compréhension du monde."