Comme beaucoup de jeunes mal dans leur peau, j'avais tenté de me reloger entre les pages d'un premier roman. Censé révolutionner la littérature, L'Énergie du ver de terre s'est vendu à neuf cent quatre exemplaires. Et demi. Je viens d'en acheter un d'occasion sur les quais, à moitié prix. On ne peut pas dire que ma cote se soit envolée, vingt ans plus tard.
Le volume est tout jauni, tout corné, agrémenté d'une fiente d'oiseau. Je passe chaque jour sur ce trottoir, et je ne l'avais jamais remarqué.
- C'est un bon choix, me dit le bouquiniste.
Il ne m'a pas reconnu. C'est normal. Très peu de gens, aujourd'hui, mettent un nom sur mon visage - surtout le mien : Quincy Farriol. Il me ressemble si peu. «C'était le choix de son papa», a ressassé ma mère pendant toute mon enfance en Lorraine, tandis que je portais mon prénom comme une croix. Chef de rayon chez Castorama et fan absolu de Quincy Jones, mon père avait tenu à me baptiser comme le célèbre jazzman, ce qui ne manquerait pas de me donner l'oreille musicale et de me porter bonheur dans la vie. Sauf qu'il s'est électrocuté avec une guirlande de Noël, l'année de mes sept ans. Et sur moi, Quincy, c'est pathétique. Je suis blanc comme un ver, je n'aime que le silence, j'ai un physique de pompes funèbres et il ne m'arrive que des tuiles. C'était le sujet de mon premier roman.
À sa sortie, les gens ont cru que j'avais pris un pseudonyme. J'ai laissé dire, pour avoir l'air moins ridicule. Comme si le fait de s'être choisi un prénom aussi tarte valait mieux que de le subir. Je suis comme ça. «Introverti compulsif de l'autoflagellation», comme l'a écrit le critique littéraire du Républicain lorrain - le seul article que j'aie eu, à l'époque, en tant que natif de Thionville.
- Vous faites une affaire, me glisse le bouquiniste en me rendant la monnaie. Il est dédicacé.
Je hoche la tête. Sans doute un exemplaire de presse revendu par un journaliste, avec mes sentiments d'admiration cordiale en guise de plus-value. Autant le soustraire à la curiosité des chalands, pour ménager ce qui me reste d'amour-propre.
Je demande :
- Vous l'avez depuis longtemps ?
- Je viens de le rentrer. Dans les mêmes prix, j'ai aussi un Paul Guth dédicacé à Michel Droit.
- Non merci.
Je fais quelques pas sur le trottoir avant d'ouvrir le volume, curieux de voir qui était l'heureux destinataire de mes flagorneries d'antan. Et je me fige. J'avais moins d'une chance sur mille de tomber sur cet exemplaire. Celui qui a changé le cours de ma vie.