Je n'avais jamais parlé de Jerry Graf, mon père américain. Jerry a toujours habité loin de moi, il s'exprime dans une- autre langue que la nôtre. Je n'avais jamais dit que les nez de ma mère Zina et de ma tante Yo avaient passé une bonne partie de la dernière guerre à Rome à rêver d'être refaits. Les rêveurs, chez nous, ne manquent pas de ressources. Ainsi ma grand-mère se fit-elle enterrer avec son parapluie ; ainsi mon grand-père, par un beau matin de disgrâce, abandonna-t-il son poste de vice-consul à Buenos Aires. Ces histoires vraies ou presque qui avaient bercé puis hanté mon enfance, je les gardais jalousement pour moi : le destin de mes trois oncles, les infortunes de Zip mon singe de caoutchouc, les caprices de Sophie Galissier mon premier amour, les lubies des uns, la fantaisie des autres. J'avais peur de raconter cette famille à géométrie variable, peur de ne pas savoir m'y prendre et je l'ai pourtant fait. II aura suffi que Dalla, ma petite fille dite « la bavarde », me le demande avec la redoutable insistance des enfants. Et que mon père, afin de m'attirer chez lui en Amérique, m'écrive une lettre surprenante. Avant d'effectuer le voyage, j'ai voulu lui répondre, tenter de nous saisir, de nous cerner, deviner si nous pouvions nous aimer.