Comment l'image-temps surgit-elle ? Sans doute avec la mutation du cinéma, après la guerre, quand les situations sensori-motrices font place à des situations optiques et sonores pures (néo-réalisme). Mais la mutation était préparée depuis longtemps, sous des modes très divers (Ozu, mais aussi Mankiewicz, ou même la comédie musicale). L'image-temps ne supprime pas l'image-mouvement, elle renverse le rapport de subordination. Au lieu que le temps soit le nombre ou la mesure du mouvement, c'est-à-dire une représentation indirecte, le mouvement n'est plus que la conséquence d'une présentation directe du temps : par là même un faux mouvement, un faux raccord. Le faux raccord est un exemple de « coupure irrationnelle ». Et, tandis que le cinéma du mouvement opère des enchaînements d'images par coupures rationnelles, le cinéma du temps procède à des réenchaînements sur coupure irrationnelle (notamment entre l'image sonore et l'image visuelle). C'est une erreur de dire que l'image cinématographique est forcément au présent. L'image-temps directe n'est pas au présent, pas plus qu'elle n'est souvenir. Elle rompt avec la succession empirique, et avec la mémoire psychologique, pour s'élever à un ordre ou à une série du temps (Welles, Resnais, Godard...). Ces signes de temps sont inséparables de signes de pensée, et de signes de parole. Mais comment la pensée se présente-t-elle au cinéma, et quels sont les actes de parole spécifiquement cinématographiques ?
Gilles Deleuze (Paris,1925 - Paris, 1995). Après des études de philosophie, il passe l'agrégation en 1948. Il enseigne ensuite à Amiens, Orléans et Paris (Louis-le-Grand). Assistant à la Sorbonne en 1955, il est chargé d"enseignement dans le supérieur à Lyon pendant quatre ans, puis enseigne à Vincennes (Université de Paris VIII-Vincennes, Saint-Denis) d'octobre 1969 jusqu"au 30 septembre 1987, date à partir de laquelle il prend sa retraite et devient professeur émérite.