« J'allais mal ; tout va mal ; je me désinstallais, j'attendais la fin. Quand j'ai rencontré Victorien Salagnon, il ne pouvait être pire, il l'avait faite tout entière la guerre de vingt ans qui nous obsède, qui n'arrive pas à finir, il avait parcouru le monde entier avec sa bande armée, il devait avoir du sang jusqu'aux coudes. Mais il m'a appris à peindre. Il devait être le seul peintre de toute l'armée coloniale, mais là-bas on ne faisait pas attention à ces détails. Il m'apprit à peindre, et en échange je lui écrivis son histoire.
Il dit, et je pus montrer, et je vis le fleuve de sang qui traverse ma ville si paisible, je vis l'art français de la guerre qui ne change pas, et je vis l'émeute qui vient toujours pour les mêmes raisons, des raisons françaises qui ne changent pas. Victorien Salagnon me rendit le temps tout entier, à travers la guerre qui hante notre langue. »
L'histoire commence avec la première guerre du Golfe : le narrateur, en pleine crise personnelle, fait la connaissance d'un ancien militaire devenu peintre, Victor Salagnon. À travers les souvenirs de Salagnon défilent cinquante ans d'histoire de France revue à travers le fait militaire : la Deuxième guerre mondiale, l'Indochine, l'Algérie. Au-delà du récit d'une amitié entre deux hommes, une interrogation sur la France contemporaine, en dehors de toute idéologie.
"L'Art français de la guerre": le titre s'avère déstabilisant. Le lecteur vierge de toute exposition à la promotion s'attend à un essai sur la guerre, ou pire, à un essai de stratégie militaire française, égrenant les sempiternelles bataille d'Austerlitz, débâcle de 40 ou noyade tricolore dans la cuvette de Dien Bien Phû. Pitié!
Puis on découvre la page 99:
Divine surprise, en parcourant celle-ci, on ne flirte pas avec l'art de la guerre, mais celui de la description.
Ecrire, c'est comme dominer un Rubik's cube. Parvenir à imbriquer des mots simples, jusqu'à toucher l'harmonie du bout des doigts. Eviter le mélange de mots usités, pompeux, indigestes, consacrant un gloubiboulga cité en référence entre deux postillons dans certains dîners en ville. Ici, point de descriptions dantesques façon Voie Royale de Malraux. Au contraire, place à des descriptions brutes, limpides et percutantes façon, oui oui, Pagnol. Exemple: "Le sang avait noirci, sa tête penchait sur son épaule, il avait les yeux clos et la bouche ouverte". Bingo, l'image d'un pantin blême s'affiche directement dans notre esprit. Chez Pagnol, la phrase "Il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms" procure un effet identique: un souffle froid ne caresse-t-il pas votre joue droite en la lisant?