L'auteur du Traître poursuit ici au niveau de la collectivité l'entreprise de libération que son premier livre avait achevée au niveau de l'individu.
1956 : Suez, Budapest. Comment juger ? Faut-il renvoyer tout le monde dos à dos ? Non, car Suez est l'aboutissement de processus auxquels le monde capitaliste reste nécessairement soumis, tandis que la société socialiste est une tentative - non encore réussie - pour soumettre les mécanismes à l'homme, loin de l'y laisser aliéné.
Qu'est-ce donc que l'aliénation ? Par une série d'analyses de plus en plus approfondies - de la condition de la femme, au travail à la chaîne et à la circulation automobile - André Gorz montre qu'il y a aliénation là où des êtres libres coient leurs entreprises se retourner contre eux et prendre à l'intérieur des processus sociaux une véritable autonomie. L'intellectuel est « le traître », celui qui dénonce notre aliénation, sans pour autant pouvoir y rien changer. Oppenheimer est ici cité en exemple.
Comment donc échapper à l'aliénation ? Le marxisme consiste en l'affirmation que le prolétariat peut, et peut seul, libérer la collectivité. Parce que le prolétariat ne peut se révolter contre sa condition de totale dépossession autrement qu'en tentant de soumettre toute l'organisation sociale à l'homme, il est « destiné à la liberté ». Mais cette destination n'est pas une fatalité : la révolution est une « nécessité facultative » que le prolétariat réalisera ou non, selon qu'il assumera ou non sa possible liberté.
Quelles sont aujourd'hui les chances de la révolution ? En URSS la déstalinisation peut être l'annonce d'un socialisme authentique ; jusqu'ici la révolution soviétique n'a pu faire autrement que doubler le cap des « nécessités » - celui de l'industrialisation. En Amérique, on dit le socialisme dépassé : le capitalisme aurait élevé le niveau de vie du prolétariat à un point tel que la révolte n'aurait plus de chances. André Gorz répond qu'elle n'en a pas moins gardé son sens : l'homme est toujours aliéné aux « appareils économiques » (de plus en plus complexes, de plus en plus autonomes) ; il l'est encore aux besoins que la publicité crée chez lui artificiellement pour satisfaire ceux de la production de masse ; il l'est enfin parce que son travail lui semble radicalement inhumain et qu'il le vit comme une malédiction. Chemin faisant, André Gorz utilise et cite des études fondamentales sur l'évolution de la société américaine qui n'ont pas été traduites en français : The lonely crowd de David Riesman, White Collar de Wright Mills.
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inalement, pour André Gorz, la révolution doit être faite, elle doit l'être pour les mêmes raisons qu'au temps de Marx, mais il y a entre nous et Marx une différence : c'est que la révolution était pour lui une certitude et qu'elle n'est plus qu'un espoir.