Philosophie par gros temps.
Comment la philosophie doit-elle traiter de l'actualité ? De tous côtés, on invite les philosophes à se prononcer sur le sens de l'époque. Mais en quoi un philosophe serait-il plus qualifié que d'autres pour rédiger l'éditorial de votre journal quotidien ? En réalité, la notion d'un " discours philosophique de la modernité " doit être rejetée. Le sujet de la modernité appartient aux écrivains, aux critiques des mœurs, aux sociologues de l'individualisme. C'est d'ailleurs ainsi que Baudelaire l'entendait dans ses pages sur la poésie de la vie moderne. A la racine des confusions sur le sens philosophique du temps présent, il y a une assimilation abusive du moderne au rationnel. Ceux qui ont posé cette équivalence ont été partout placés devant un paradoxe : le rationnel tel qu'ils le définissent ne parvient plus à se distinguer de l'arbitraire que par une différence elle-même arbitraire. Position connue aujourd'hui sous le nom générique de " post-structuralisme ". Il appartient maintenant aux philosophes de concevoir autrement les principes de la raison, de façon à éviter l'outrecuidance d'en réserver l'intelligence à la disposition légitime aux seuls citoyens du monde moderne.
Le raisonnement de l'ours.
Comment éliminer la mouche qui empêche son ami le jardinier de dormir ? C'est la question que se pose le protagoniste de la Fable de La Fontaine L'Ours et l'Amateur des jardins. L'animal répond : en écrasant l'insecte au moyen d'un pavé. Et le poète de qualifier l'Ours de mauvais raisonneur. Afin de mesurer la portée philosophique de cette leçon, il faut identifier le défaut de raisonnement de l'Ours ; et, pour cela, développer un concept de raison pratique qui échappe à l'alternative ruineuse d'une raison instrumentale, simple puissance de calcul au service de nos volontés arbitraires, et d'une raison pure qui n'aurait pas à tenir compte des fins humaines. L'Ours de la fable n'agit pas sans raisonner, pas plus qu'il ne manque de principes ; il agit selon une rationalité unilatérale, sur la base d'une définition incomplète des buts à atteindre par son intervention. Se dessine alors une troisième voie, qui consiste à concevoir la raison pratique comme une capacité à déterminer l'action à accomplir par le truchement d'une délibération pondérée. C'est cette troisième voie que veulent explorer les essais qui composent ce volume. Ils sont répartis en quatre sections : philosophie de l'histoire, philosophie politique, philosophie juridique, philosophie morale.
Le parler de soi.
Depuis l'époque de Descartes, un nouveau personnage occupe la scène philosophique : le moi, tandis que s'éclipsent d'autres personnages qui eurent leurs heures de gloire - tels l'intellect agent et l'âme. D'où sort-il ? Par une intéressante alchimie, les philosophes ont tiré de notre usage ordinaire d'un pronom ("moi") un être philosophal pur ("le moi"). Au terme de quelles aventures conceptuelles le moi se trouve-t-il à la fois à la troisième personne (pour qu'on puisse dire "le moi") et à la première (puisque toute l'idée est d'expliquer ce qui fait que je suis moi) ? Tire-t-on le sens des mots "toi", "lui", "elle" de notre usage du mot "moi" ? Loin que l'on puisse dériver la diversité des personnes d'un rapport à soi dont le pronom "je" serait le seul instrument, c'est au contraire la première personne qui tire son sens et ses traits originaux de sa position au sein du système personnel. Autant de questions grâce auxquelles Vincent Descombes, avec cet air de rien qui est sa marque de fabrique, montre nos incohérences philosophiques et égotistes !