Val-Jalbert, 26 décembre 1932
Hermine ouvrit ses larges yeux bleus, encore envahie par l'intense peur ressentie dans son rêve.
- Quelle horreur ! s'exclama-t-elle, encore toute tremblante.
La jeune femme s'éveilla tout à fait et passa ses mains dans la masse opulente de ses cheveux d'un blond lumineux. Elle essaya de chasser de son esprit la vision cauchemardesque qui l'obsédait. Une frêle silhouette se débattait contre le blizzard, poursuivie par des ombres menaçantes, des sortes de créatures mi-humaines mi-bêtes féroces. Hermine savait en son for intérieur qu'il s'agissait d'une fillette.
Son regard se posa sur le petit Mukki, couché au milieu du lit. Le bébé, âgé de deux mois et dix jours, dormait paisiblement. Mais la place de Toshan était vide. Cette constatation l'attrista. Son mari aurait su la consoler et même lui expliquer la signification de son rêve. Né d'une Indienne montagnaise et d'un chercheur d'or de souche irlandaise, Clément Toshan Delbeau jonglait avec les deux cultures qui avaient contribué à son éducation. Il était catholique et baptisé, mais fortement imprégné par la spiritualité de ses ancêtres montagnais. Ainsi, pour lui, les songes avaient une grande importance.
- Il est déjà levé ! soupira Hermine. Mais quelle heure est-il donc ?
Des exclamations lui parvinrent, montant du rez-de-chaussée de la grande maison. Après des mois passés dans des conditions de vie bien plus rudes, son confort l'enchantait. Elle reconnut les intonations de sa chère Mireille, la gouvernante. Elle l'aimait beaucoup avec sa voix forte et son franc-parler. Elle crut même sentir l'arôme du café brûlant.
« C'est vrai qu'en cette saison, la nuit n'en finit pas ! se dit-elle. Toshan a dû sortir prendre l'air, il n'est pas habitué à la chaleur du chauffage central ni aux édredons moelleux. Mais je suis sûre que maman n'est pas encore descendue ! »
Hermine s'étira. Elle dévora de nouveau son fils du regard. Jocelyn Delbeau, surnommé Mukki par sa grand-mère Tala?1;, avait une peau dorée et des cheveux noirs. Solide nourrisson, il jouissait d'un caractère calme et avait déjà gratifié ses parents de gracieux sourires angéliques.
« Que je suis heureuse ! se dit la jeune femme. Toshan m'a fait un merveilleux cadeau de Noël en me ramenant dans mon village, à Val-Jalbert, là où les eaux tourbillonnent. Nous avons été si bien accueillis. Je n'oublierai jamais la joie de maman et surtout comme elle m'a serrée fort dans ses bras ! »
Depuis leur mariage clandestin à l'ermitage de Lac-Bouchette, le couple habitait une cabane de belle taille, au bord de la rivière Péribonka, bien plus au nord. Les fourrures et les provisions ne manquaient pas, mais l'humble construction ne pouvait se comparer à la superbe demeure édifiée par le surintendant Lapointe à l'époque de l'âge d'or de Val-Jalbert, celui où la pulperie faisait travailler des centaines d'ouvriers qualifiés?2;.
Il leur avait fallu plusieurs jours d'une course rapide pour arriver chez Laura Chardin, la mère d'Hermine, juste avant Noël. Cette expédition dans le grand vent et la neige, que l'ardeur et l'endurance des chiens de traîneau avaient rendue possible, n'avait pas été sans channe.
Hermine ferma les yeux, somnolente. Elle n'avait aucune envie de quitter le refuge douillet de son lit. La journée à venir lui causait une légère appréhension. Une fois passée l'allégresse des retrouvailles et des repas de fête, une conversation avec sa mère s'imposait.