Lorsque je le vis pour la première fois, il se tenait debout, sur un pont. C'était un type qui tenait de l'étrange. Ce qui était caractéristique chez lui, c'était son allure entière qui lui donnait toujours l'impression d'être ailleurs – dans le royaume de la mélancolie, peut-être. Enfin, c'est ainsi que je me l'imaginais, puisque je le rencontrais toujours de dos. Alors, comme un auteur, je lui avais inventé un joli visage, paré de traits délicats. Je trouvais que cela allait bien avec la frêle carrure qu'il me présentait. Il avait l'un de ces corps longilignes qui semblent prêts à se rompre à tout instant, telle la brindille sous la violence du vent.
La première fois que je le vis, c'était l'automne. J'avais alors sorti avec précipitation mon appareil photo et l'avais capturé dans le vieux viseur de mon argentique. On était sur le pont des Arts, sur des scènes et Seine aussi froides que son indifférence pour le public qui l'entourait. Honnêtement, je ne vaux pas mieux. Je repris mon engin. Des passants flous furent gelés sur le noir et blanc de ma pellicule — des fantômes virevoltant autour de lui, debout sur son parapet, aussi immobile qu'une statue. On aurait dit un jeune dieu grec, tournant le dos à ses ouailles modernes, trop occupées par leurs vies pour se soucier de la présence de cette œuvre de l'Art, de la Nature, vivante. Je l'ignorais alors, mais un tragique chassé-croisé dans Paris allait commencer...