Le Sud est vaincu. Les maisons blanches aux colonnes hellénisantes ne sont plus que des ruines. Les champs de coton sont en friche. Et les esclaves sont libres. Pourtant, pas un cri de joie. On ne quitte pas du jour au lendemain l'état d'hébétude où vous retient l'esclavage. Nehemiah ne jubile pas plus que les autres mais l'hébétude lui est étrangère. Autrefois affecté au service particulier du fils de ses maîtres, il a assisté à toutes ses leçons : lecture, calcul, musique. Et le moins qu'on puisse dire c'est qu'elles lui ont mieux profité qu'à ce blanc-bec. Surtout la musique. Nehemiah la porte en lui. Pendant des années, il a exercé ses doigts sur une planche marquée au fer rouge pour figurer les touches d'un clavier. A présent il n'a plus qu'une idée en tête : trouver un vrai piano. Jouer. Et il jouera. Une musique qui n'est ni celle du blanc ni celle de l'Afrique, mais celle du noir déporté en terre américaine : le blues. S'ils ne sont plus esclaves, les noirs du Mississipi n'en demeurent pas moins des nègres humiliés. La frontière reste réelle entre les états de l'ancienne confédération et les autres. On l'appelle « la ligne ». Les noirs rêvent de la franchir. Pas Nehemiah. Le pianiste de génie, la gloire des bas quartiers, le virtuose des bastringues peine à croire que la vie puisse être plus belle ailleurs. Si son blues vrille le cœur, c'est qu'il a compris que, cette foutue ligne, les noirs d'Amérique ne la franchiront jamais.