Rien n'est plus fragile que le papier, dites-vous ? Mais non : rien n'est plus explosif, rien n'est plus prolifique. C'est ce que nous enseigne l'histoire drolatique et calamiteuse d'Igor Vélocipèdov, petit ingénieur zélé et crédule qui, lassé de quelques brimades et de beaucoup d'ingratitude, s'avise d'écrire au chef de l'État pour solliciter sa protection. Malgré la réaction favorable du grand homme, la courte lettre de l'ingénieur explose en questionnaires, formulaires, rapports, procès-verbaux, déclarations, avis, convocation qui, fort vicieusement, ne cessent de s'engendrer les uns les autres. Dans un désopilant carrousel de marche, démarches et contre-marches, le pauvre naïf est tour à tour récupéré par les Services soviétiques et américains, et perd tout : sa place, ses amis, et finalement sa liberté... ... jusqu'au jour où il s'évade, gagne l'Amérique où il devra remplir des papiers, de papiers, des papiers... et de conclure : « La bureaucratie russe est vieille, lourde, torturée par un complexe de culpabilité caché. Sous son aspect soviétique, elle est quasi parvenue à l'agonie. La bureaucratie américaine est jeune, équipée d'ordinateurs, et produit ses montagnes de papier en débordant d'autosatisfaction. »
Voilà ce que dit Axionov avec sa verve, son humour sonore, ses coups de reins vigoureux. Et d'ajouter qu'au-dessus de notre chair, de notre esprit et de notre âme, le XXe siècle nous a gratifiés d'un quatrième corps : un corps de papier.