" Etre patron de rien n'est rien " constate Morris l'épicier juif, un peu à l'image du roi Lear. Sa fille, Helen, une beauté brune de vingt-quatre ans, a sacrifié sa propre éducation pour compléter les maigres revenus de Morris. [...] Elle lit Tolstoï et Dostoïevski le soir et aspire à étudier la littérature. Sa mère, Ida, aide à tenir le magasin et est sans cesse sur le dos de Morris. Ils vivent dans une sorte de monde irréel de marasme, où le temps bat sa propre mesure. [...] Dans ce monde irréel déboule le paumé Frank Alpino, orphelin et holdupnik, qui aide à braquer le magasin de Morris, un foulard sur le nez, le regrette aussitôt, et par un jeu de circonstances insensé, devient le commis de l'épicier. Frank est un saint François moderne, une âme égarée qui fait v u de pauvreté et opère sa propre conversion religieuse. [...] Le Commis n'a rien perdu de son charme ni de sa triste jubilation. Même après quarante ans, je me souviens del'ascension de Frank dans la colonne du monte-charge, de sa secrète observation du déshabillage d'Helen, qu'il devra payer au prix fort. Frank est le moteur de ce conte, il rompt le sort de léthargie jeté sur Helen, Ida et Morris pour leur imprimer sa propre énergie et sa volonté, sa formidable faim d'aimer et d'être aimé. Et Malamud a trouvé une poésie étrange et frustre pour accompagner Frank dans sa quête d'une terre d'accueil à l'intérieur de cette misérable petite épicerie. Jerome Charyn