D'abord le décor. Un port belge difficilement identifiable où se succèdent les bistrots à marins et les « magasins », en fait des chambres donnant sur la rue et occupées par des prostituées. Pour accentuer le côté dramatique, Carco situe son histoire pendant une quarantaine particulièrement pénible pour les autochtones qui doivent régulièrement se soumettre à des piqûres aux effets parfois mal maîtrisés.
Les acteurs ensuite. Des gens peu fréquentables, on s en doute, qui traînent une misère autant matérielle qu affective. On trouve le cabaretier hollandais, Feempje, manchot mais craint à cause d un redoutable crochet qu il sait brandir à bon escient ; celui-ci règne en maître dans son établissement, le Montparnasse. Il est maqué avec Flossie, la danseuse du bar qui ronfle et se cuite comme un homme à 23 ans à peine. Il y a aussi Koetge, sorte de mère maquerelle vieillie avant l âge, dont on a peine à croire qu un jour elle fut belle. Viennent ensuite deux filles rivales : d un côté Lulu-la-parisienne et, de l�autre, Geïsha en ménage intermittent avec Adolf Soter, un docker polonais que l on a jamais vu saoul. Enfin, et ce n est pas le moindre des personnages, Lionel Poop, un vieillard mystérieux attiré par Geisha, on découvrira par la suite qu il fut l amant de la repoussante Koetge.
Au centre du tableau, deux hommes que beaucoup de choses opposent, Poop et Feempje. Avec le premier, c est le romantisme triomphant ; il connaît les balades en bord de mer à deux, les lettres de maîtresses désespérées : «l ivresse de se mêler à l univers » lui est familière pour reprendre la belle expression de Carco. Avec Feempje, l amour se fait brutal, rancunier, sanguinolent : la main qui lui manque en est paradoxalement la trace.
Si les chemins de l amour divergent radicalement d un personnage à l autre, le dénouement est chez Carco le même, tragique et pessimiste diront les plus exaltés, glauque et désespéré rectifieront les plus fatalistes. Ce roman est exemplaire de ce que sait faire Carco : des romans très noirs dépourvus de leur personnage traditionnel (le « détective miteux » ) et de leur prétexte (l « intrigue policière ).