- Votre mère vous a jamais dit de ne pas parler la bouche pleine ?
J'essayais de me concentrer sur l'un de mes cieux préférés
- celui du même gris que la pièce de un dollar en argent, avec un bandeau couleur pêche qui devient, par dégradés successifs, un bleu givré plus pâle, dont les anciens disent qu'il annonce une période difficile - tout en fourrant dans la bouche de Marcel Popp le tiers d'un cheeseburger au bacon, dans une tentative désespérée de moucher la version la plus récente de ses promesses, à savoir, qu'il allait me tuer, voilà tout.
Au dernier comptage, il avait formulé vingt-sept fois cette affirmation à mon adresse, huit fois à l'intention d'autres membres du bureau du shérif du comté d'Absaroka, et dix-sept fois à Santiago "Sancho" Saizarbitoria, lequel promenait quelques frites dans son ketchup tout en gardant les yeux rivés sur un livre de poche qu'il tenait ouvert de sa main gauche.
Je regardai Sancho.
- Ça fait vingt-huit.
Le soleil entra par la fenêtre donnant à l'ouest et me frappa au visage comme un pistolet laser. Je fus tenté de fermer les yeux et de m'imprégner de la chaleur de ce début d'après-midi, mais je ne pouvais pas me permettre ce luxe. Je n'avais pas autorisé les couverts à table, et Marcel Popp était menotte, mais je l'avertis malgré tout que s'il mordait Sancho ou moi, il se retrouverait à la diète.
Le Basque inclina la tête et quitta son livre des yeux.
- Est-ce que les regards méchants, ça compte ?
Popp lança un regard à Santiago, qui observait les deux autres prisonniers en train de manger leur déjeuner en silence, et on pouvait aisément deviner quelles paroles seraient sorties de sa bouche s'il n'avait été en train de mâcher.
- Non.
Je posai ce qui restait du burger du prisonnier sur son assiette et regardai à nouveau par la fenêtre tandis que le soleil me canardait une nouvelle fois le visage.
Sancho et moi avions joué à compter les points, et même si le Basque en avait onze de retard, il effectuait un retour en fanfare grâce à une tirade envoyée au moment où nous avions déchargé les prisonniers à South Fork Lodge, au coeur des Bighorn Mountains. Le Basque s'était excusé d'avoir cogné la tête de Marcel au-dessus de la portière en le sortant du véhicule; je n'étais toujours pas certain que son geste avait été totalement involontaire.
Je jetai un coup d'oeil à Santiago, puis je pris le risque de fermer les yeux pendant une toute petite seconde. Même entouré de tels compagnons, j'avais apprécié mon burger Absaroka et ses frites Absaroka. South Fork était mon lodge favori ; on y trouvait la meilleure carte et, dans la salle à manger, une cheminée en pierre de rivière que les propriétaires, Holli et Wayne, utilisaient dès que la température descendait en dessous de 10° C. Le lodge était un établissement ouvert toute l'année, niché dans un canyon du côté sud, qui, outre le gîte et le couvert, offrait des excursions en motoneige et à ski de fond, des balades à cheval, des journées de pêche à la truite et des chasses en saison.
Nous étions au début du mois de mai et les foules estivales n'étaient pas encore arrivées. Par une température extérieure flirtant avec les 5° C, sans compter le ressenti du vent, je craignais que l'hiver ne revienne encore nous chatouiller.