Hölderlin et la France : il s'agit là certainement d'une conjonction singulière et privilégiée. Non pas seulement en raison du bref séjour à Bordeaux, d'un premier voyage assez énigmatique à travers la France et du dramatique retour, marqué par les signes de l'égarement. Sans doute la France représente-t-elle, dans la constellation hölderlinienne, réelle et imaginaire, historique et géographique, une instance décisive, puisqu'elle constitue comme la lointaine possibilité d'une expérience de la Grèce. A l'automne 1802, Hölderlin confie à Bohlendorff le choc de cette rencontre : « L'élément violent, le feu du Ciel et l'apaisement des gens dans la nature [...], cela m'a constamment saisi [...] et je peux bien dire qu'Apollon m'a frappé [...] L'athlétique des gens du Sud, dans les ruines de l'esprit antique, me rendit plus familière la manière d'être propre des Grecs » (Lettre n° 240).
Mais c'est aussi en France, après les premières traductions des années trente (au premier rang desquelles celle des Poèmes de la folie, due à Pierre Jean-Jouve), et les études de la germanistique universitaire (Claverie, Tonnelat, Bertaux), que la réception du poète prend dans l'après-guerre une tournure remarquable. Les commentaires de Heidegger et l'horizon générale de sa « lecture » ont certainement joué un rôle tout à fait décisif. Henri Corbin a traduit, dès 1937, dans la belle revue Mesures, l'essai sur Hölderlin et l'essence de la poésie, qui sera repris l'année suivante chez Gallimard, dans le recueil « Qu'est-ce que la métaphysique? ». Les déterminations heideggériennes de Hölderlin comme « poète du poète », poète de l'« essence de la poésie », annonciateur du sacré en un temps de détresse - mais aussi poète des Allemands, ou mieux de l'Allemagne devant laquelle son œuvre se tient comme un destin possible -, si elles rencontrèrent assez tôt ici même de vigilantes critiques (Paul de Man, Blanchot), marqueront incontestablement des décennies d'interprétations et de traductions.
On ne saurait naturellement réduire à ce commun dénominateur les tentatives de plusieurs générations de traducteurs, de Gustave Roud à André du Bouchet, en passant par Tardieu, Ph. Jaccottet, Jean-Pierre Faye ou Jean Bollack. Mais le volume de la Pléiade, publié sous la direction de Jaccottet, et qui constitue par lui-même un signe patent de la situation éminente du poète en ce pays, porte clairement l'empreinte des travaux de la Revue de Poésie (Michel Deguy, Fr. Fédier). Ainsi la traduction et surtout le travail poétique sur la traduction d'un poète étranger ont contribué de manière très remarquable, comme l'a étudié notamment Bernhard Böschenstein, à façonner la diction même de quelques-uns de nos grands poètes. Qu'on songe par exemple à René Char !
Les textes ici rassemblés entendent bien prendre acte de cette situation nationale, sans nullement prétendre faire le bilan d'un demi-siècle d'études ou plus généralement de réception hölderliniennes. Si nous avons voulu présenter un large éventail de traductions différentes, certaines anciennes et d'autres toutes récentes, c'est naturellement pour souligner la diversité - légitime et nécessaire - des lectures et des approches. Mais sans viser à égaler l'érudition de la Forschung allemande, s'agissant d'un auteur qui demeure un de ses objets de prédilection, nous avons tenu à ouvrir largement ce Cahier à des contributions internationales, pour marquer à la fois la multiplicité des approches et leur convergence relative, quand elles veulent bien s'armer des méthodes historiques et philologiques. Si de telles contributions risquent de mettre à mal le « mythe » du poète fou, médiateur inspiré entre les dieux et les hommes, nous pensons qu'elles peuvent aussi contribuer à renouveler l'écoute de la parole hölderlinienne, en soulignant en elle la à laquelle la poésie des modernes doit aussi pouvoir accéder, sans pour autant porter atteinte à sa dimension « prophétique ».